Zinc – épisode 1

   Ruben Tomashevski contemple l’alignement parfait de la petite et de la grande aiguille : six heures. Les bruits du petit matin parisien se glissent sous le rideau de fer à moitié baissé. Le noir profond de cette nuit finissante de février, à peine entamé par l’éclairage urbain, persiste.

Ruben enclenche la lecture du CD 1 du Clavier bien tempéré : Glenn Gould martèle le premier prélude, chassant efficacement les derniers piliers du bar de nuit. Chauffeurs de taxi, femmes très fardées, insomniaques, ambulanciers et urgentistes essorés de l’hôpital Saint-Louis, tout proche, se sont succédés sans discontinuer. L’ultime fournée s’éclipse par la demi-ouverture, en saluant le patron.

La cadence du deuxième prélude est parfaite pour rythmer le passage acrobatique de la serpillière entre les pieds de table. Ruben évite les fugues, par principe.

Il lessive le zinc, rince les verres, puis repose au sol les chaises et passe l’éponge sur les tables, sauf celle du fond, avec le jeu d’échec, où Paula et Farid ont laissé traîner leur fin de partie. Ruben note scrupuleusement la position des pièces dans le livre de compte à reliure grise. Il y réfléchira plus tard.

Prélude en mi. Hélène descend l’étroit escalier en colimaçon reliant le bar au petit deux-pièces qui leur suffit depuis trente ans. Elle dépose un baiser frais sur son front et il lui prépare un grand crème. De quoi tenir jusqu’à midi.

À six heures trente, Hélène remonte le rideau de fer.  Le percolateur ronronne  pour les premiers clients, qu’elle croque parfois au crayon dans le livre de compte.

Fugue en sol, elle laisse courir. Hélène adore les fugues, par principe.

 http://www.youtube.com/watch?v=hkg0aQxsKlU

Transsibérien

« On me demande souvent comment je fais pour voyager. Je vais vous expliquer, c’est très simple. Mais surtout ne faites pas comme moi.»

Suivez les aventures de Marine Griot dans une voyage mythique, Paris-St Petersbourg puis Moscou-Pékin par le transsibérien, entrepris seule et relaté avec humour. Des photos superbes, des textes mordants, un goût pour l’improvisation vagabonde qui inspire…

Tout ça sur un blog http://parispekin.wordpress.com/ primé à un concours des  éditions du barrage puis e-publié avec bonus

http://www.amazon.com/Comment-apprivoiser-guicheti%C3%A8re-survivre-ebook/dp/B007C7SAS8

De l’Occident à l’Orient, sur ton divan….

Tom – épisode 1

    Tom coupe le moteur de sa Corsa. Pas question de l’achever dans ces dunes hérissées de joncs de mer : elles ont déjà gagné contre la route. Mieux vaut éviter de faire à pied les quinze kilomètres qui le sépare du dernier village croisé ; pas en espadrilles, même s’il est sensible au charme désolé de la Côte d’Opale.

La maison est à cinq cents mètres, sur un promontoire terreux, aussi grise que le ciel de cette fin de matinée de juin. Elle semble abandonnée ou endormie, ses volets bleus sont clos.

Tom attrape son walkman, son sac-à-dos, et le filet à provision : deux soles fraîches, une livre de haricots, une demi-baguette, deux pommes – les courses prévues pour le premier jour, conformément à la dernière lettre. Il n’est pas matinal mais il est précis, ce M. Vasseur…

En sentant ses espadrilles se remplir de sable à chaque pas, Tom se demande si c’était vraiment une bonne idée : laisser tomber les examens, sous-louer sa chambre de bonne pour s’enterrer dans un trou pareil, “à l’essai”. Ses doutes s’estompent quand il repense au salaire proposé, très généreux pour faire seulement quelques courses, trois repas par jour, du café, un brin de ménage et le moins de bruit possible le reste du temps. Tant pis si son mystérieux employeur semble être un vieux croûton misanthrope, rétif à l’installation d’une ligne de téléphone ou à l’achat d’une voiture.

Après tout, Tom n’a rien à regretter de Paris. L’isolement forcé lui permettra de réfléchir à son orientation ratée, ses relations calamiteuses et son absence  générale d’envie. Qui sait, le vieux sera peut-être sympa et de bon conseil ?

 ***

    Joseph Vasseur est furieux : c’est donc impossible d’en trouver un convenable ? Le septième pour cette année ! Pas capable d’arriver à l’heure ? Tant que le café ne fumera pas dans la cuisine, Joseph ne bougera pas de son lit.

Deux coups à la porte. Ne pas répondre. La porte n’est pas fermée à clef, il va bien comprendre…

***

   Tom hésite devant la porte close, finalement le plus raisonnable serait de rentrer à Paris avant que les soles ne commencent à puer, réintégrer son studio, limiter les dégâts aux examens.  Vérifier quand même, le vieux est peut-être sourd… ou mort. Tom presse la poignée et la porte s’ouvre sur un salon-cuisine chichement meublé. Dans la pénombre, il avise une cafetière, estime qu’il mérite un café avant de repartir, vide ses espadrilles et pénètre dans la maison.

Bienvenue au chantier nocturne !

Vous trouverez ici quelques histoires courtes, d’autres à suivre : séries en épisodes irréguliers, à commenter, aiguiller, approuver, descendre en flamme, reconstruire…

Si cela vous tente, rendez-vous dans la rubrique Participer pour proposer vos propres épisodes, et orienter les fictions en construction.

Bonne lecture, bonne participation !

À suivre…                                         Sacha

Si cela vous tente, vous pouvez publier ici la suite d’un des feuilletons, voire proposer un nouveau feuilleton. Pour cela, il suffit de soumettre votre épisode via le formulaire de contact.

Voici les règles du jeu :

– Le lanceur du feuilleton est responsable éditorial des épisodes suivants.

– Un épisode fait entre 300 et 1500 mots.

– Chaque participant est propriétaire des épisodes qu’il a écrit : l’épisode est signé, peut renvoyer à une présentation de l’auteur, à son blog etc…

Plusieurs suites peuvent émerger et coexister : essayons de construire un bel arbre fictionnel !

À vous…

Sacha.

Drame de la jalousie

Cela n’a pas été difficile de se faufiler derrière le facteur dans le hall du vieil immeuble Haussmannien. Pénétrer dans la cour intérieure ? Un jeu d’enfant, puisque le gamin du troisième oublie systématiquement d’en fermer la porte quand il y range son vélo… qui constitue d’ailleurs un excellent marchepied vers la fenêtre du premier étage. Comme prévu, le vrombissement de l’aspirateur passé dans les parties communes a étouffé le tintement du verre brisé, et le brouillard épais de cette matinée de février couvre la béance de la fenêtre du salon. Je suis enfin revenu. 
La lumière terne qui baigne l’appartement accentue jusqu’à la nausée la nostalgie qui me serre le cœur. J’appartiens à cet endroit.
Le salon n’a pas beaucoup changé : la robuste table de ferme où l’on prenait le petit déjeuner aimante toujours le regard par son incroyable désordre. Lettres décachetées et tartines de beurre entamées se mêlent aux pots de crayons, aux factures, aux tasses à moitié pleines de café froid. Près d’une pile de feuilles étrangement immaculées trône son ordinateur portable, jamais éteint. Les images de la femme de ma vie, absorbée dans son travail face à l’écran hypnotique, me vrillent l’esprit. Mémoire douloureuse du bonheur…
Tous ces matins où un regard enamouré suffisait à dire bonjour, ces soirées alanguies où la moindre activité était une fête : courses folles jusqu’à la boulangerie du coin, lessives contemplatives au Lavomatic, grands ménages au rythme de nos disques préférés… Et nos ballades impromptues jusqu’à l’aube…
Mais l’écran de veille me rappelle la cruauté du présent : ce n’est plus moi qui l’occupe, mais cet homme, son beau « docteur », dont elle m’avait parlé si souvent, avec une naïveté feinte et une voix de miel, avant l’affreuse confrontation.De rage, je renverse l’ordinateur, qui rend l’âme, tandis que mon regard s’attarde au pied du sofa, sur deux verres à vin où sèchent encore des résidus d’ivresse.
Bing, en miettes les verres, même celui si joliment orné de l’incarnat profond de son fard à lèvres.
Courage. La chambre. Le lit vide et défait, et à son côté, sommet d’indélicatesse, le sac contenant encore mes vieilles affaires, à jeter. L’affreux manteau rose qu’elle m’avait offert, avec un rire cristallin et castrateur, comme si ça n’avait pas suffi…
Déchirer le manteau, s’enfouir dans les draps, s’enivrer de son parfum encore présent, buter sur l’odeur de l’autre, et déchirer encore les draps. Défoncer le sommier, sous l’œil indifférent des poissons rouges crétins que l’usurpateur avait imposés : Carotte, le clair, et Chocolat, le foncé, du pur mauvais goût. Comment aimer un homme qui aime les poissons rouges ?
Vlan, par terre le bocal. Jouissance de voir crever dans un sautillement désespéré les poissons crétins sur le tapis persan et le verre brisé.
Et puis, tout casser, la bibliothèque et ses bibelots, témoins du nouveau règne, détruire ses meubles, éventrer ses robes, et pisser sur ses vêtements à lui. Ha ha ! C’est drôle, ce n’est pas vraiment un rire qui sort…Non, ça en valait la peine, vraiment, l’immense cavale pour revenir ici…
Elle m’avait proposé des vacances, pour y voir plus clair. Supplice du long voyage silencieux dans sa vieille voiture, traversée des villes baignées de pluie, des forêts aux arbres dénudés, des montagnes brillantes de neige, jusqu’à cette maison inconnue, où aucune discussion n’avait été possible, où elle avait osé prendre congé de moi, comme d’un vieux copain encombrant, en agitant la main, avec des yeux désolés mais secs.
Non, c’est très bien d’être revenu tout casser, d’avoir ignoré les cris derrière la porte, qui s’entrebâille maintenant prudemment. Et je sais qu’il suffit que je prenne cet air légèrement agressif, un peu zinzin, et tout sera enfin terminé.
Le Parisien – 15 février 20**
Fait divers – Un petit immeuble de la rue du Paradis (X°) a été le théatre d’un drame hier. Après avoir entendu des bruits de heurts violents au premier étage, et croyant à un cambriolage, son gardien a contacté les forces de l’ordre. Elles ont pénétré dans l’appartement concerné, après les sommations d’usage, restées sans réponse. Seul dans le petit deux-pièces, le chien de la locataire des lieux, visiblement hors de contrôle, a dû être abattu par les policiers. Dans son appartement dévasté, la jeune maîtresse, en larmes, a expliqué hier soir à notre journaliste qu’elle avait pourtant confié son bouvier à des amis en Isère, il y une semaine.  « Je ne comprends pas, il était très doux », a-t’elle affirmé.

rock’n roll

Pour s’installer au fond de la cave, Étienne doit plier assez bas son mètre quatre-vingt dix-huit, graisser le plafond de sa crête dégarnie, puis se déplier en position assise derrière la batterie Tama cernée de micros et d’amplis.
Jo commence invariablement le filage d’un  » T’es bien mon Titi ? », auquel Étienne répond par un rôt caverneux. À la basse, Bob s’accorde à la voix de Suzanne.
Jo gratte alors sur sa Gibson les premiers accords déterminant le morceau choisi et son rythme, suivi sans le moindre accroc par ses trois camarades.
Rodé à l’amitié, aux conflits surpassés et aux passions intactes, leur « groupe de vieux » égrène compos et impros, sans dialogue.
Un rock étrange, plus syncopé que binaire, suave mais tendu, est devenu leur signature au fil des années.
Caresses des brush sur les cymbales, comme un manteau de pluie.
Litanie  de cinq notes à la basse, sur laquelle s’enroule la voix douce et cassée de Suzanne :
I bet
I lost
I fell
On your corpse,
My gun
´s still hot
Did I shot
you, or
Did I not ?
En contrepoint,  la guitare gémit sous la main tatouée de Jo. Coincé entre le pouce et l’index, le « mort aux vaches » des taulards a été grossièrement maquillé en idéogramme chinois.
Bob poursuit sa mélodie, invariable, soutenant Suzanne, sa belle de nuit,  rangée mais rageuse. La ligne de basse comme seule ligne de conduite.
Dans cet amalgame d’abîmés, peu devinent que ce qui marginalise parfois Étienne, c’est qu’il est flic.
Un cuivre leur manque cruellement. Suzanne improvise sur le vide.
Your eyes open
And blind
Stay Forever
In my mind
Paul était leur sax, leur pourvoyeur de tox, et d’emmerdes.
Leur ami, aussi, et l’amant de Suzanne parfois.
Your blood is all
Over my arms,
I  can ´t believe
I shot you down
Une balle dans le cœur avait suffi. Suzanne grelottait, figée,  un flingue à la main, dans le lit transformé en mare de sang. Personne n’avait rien compris.
Premier sur les lieux, Étienne s’était arrogé l’enquête, en modifiant quelques détails.
Ses mains se crispent sur les baguettes, la caisse claire crépite.
My jail
Is my memory.
Why in Hell
Is it so empty ?
Son investigation avait conclu au suicide de Paul.
L’investigation sur son enquête était arrivée à une autre conclusion.
I bet, I lost…
La ligne de basse s’éteint. Étienne éponge la sueur sous son bracelet électronique.

Frontière – épisode 1

  En danseuse sur son solex, Hector zigzague sur la route côtière envahie de sable et de bruyères. La Sirène l’a réveillé il y a quelques minutes. Un coup de fil bref : « Viens… Tout de suite. » Une voix blanche, mais calme. Alors il a enfilé ses santiags et son cuir, déformé par son arme de service, et a fait vrombir son clou pour la rejoindre, à deux heures du matin, sous la flotte.
Abritée par un surplomb rocheux, la caravane de la Sirène apparaît, sa lucarne animée par la lumière vacillante d’une lampe à huile. Alors qu’Hector couche son  solex sous une bâche, près du tas de bois, la porte grince et une longue silhouette féminine se découpe sur le sol. Échevelée, emmitouflée comme une marmotte dans un long pull, ses yeux de biche agrandis par la peur, la Sirène le happe à l’intérieur. Hector réfrène une envie de la culbuter là, au seuil de cette caravane qu’il n’avait encore jamais franchi. Il se contente de la caresse énergique d’une serviette en nid d’abeille. Quelques secondes d’ivresse, à trois millimètres de sa peau de pain d’épice ; des doigts de fée s’agitent sur son cuir chevelu, sous la gaufre du tissus. Avant qu’il ne saisisse ses hanches, se ventouse à son corps et l’entraîne dans un tango sans morale, elle s’éloigne et le laisse, frustré mais séché, parcourir du regard la pièce unique : douze mètres carrés couverts d’un tatami en simili-cuir, démultipliés par des murs miroirs, réchauffés de tentures de velours, de coussins moirés aux senteurs orientales. Au centre, une tablette en chêne sculpté où trônent la lampe à huile, un flacon noir, deux verres et une bouteille de Lagavulin bien entamée. Un décor des mille et une nuits troublé par la présence absurde d’un corps nu et replet, gisant derrière la table basse.
Je ne sais pas ce qu’il a, bredouille la Sirène.
-Ben il est clamsé, raide, mortibus, répond Hector, retrouvant ses réflexes de flic.  Il jauge rapidement le macchabé : la cinquantaine majestueuse malgré un goitre de dindon, un teint de porcelet, le poil encore noir, comme ses yeux, cavernes sans fond où l’écho de l’extase ricoche encore. Et puis son sexe, dressé comme une mongolfière rouge cerise dans laquelle Hector rêve de piquer une épingle.
La Sirène juge opportun de commencer un récit confus : l’homme est arrivé vers 22h, comme convenu, avec cette fiole de sirop de caramel. Après quelques verres d’alcool, il l’a enduite du sirop qu’il a entrepris de lapper avec beaucoup d’enthousiasme, achevant son dessert par ce qui ressemblait à une crise cardiaque.
Et il est arrivé à poil, ton... Il ne peut pas dire client.
Elle lui montre des vêtements et une mallette, échoués sous un plaid de fausse fourrure. Fouille minutieuse. Les poches du défunt sont vides, mais sa mallette contient un trousseau de clefs de voiture, une plaquette de Viagra dont plusieurs cosses sont évidées, une dizaine de liasses de billets de cent euro, un passeport allemand.
 Helmut Schwartz, né le 13 juillet 1954… marmonne Hector, hésitant à appeler son supérieur.
Parce que sa sirène rêveuse va avoir des problèmes, parce qu’il ne veut pas la voir se tortiller comme une anguille dans les rets d’une justice peu compréhensive, parce qu’au minimum, l’indulgence intéressée des édiles locaux pour son commerce de charme en camping sauvage va cesser.
Alors il la regarde s’effondrer doucement contre le mur miroir, contemple ces deux soeurs siamoises rivalisant de beauté désespérée et cherche une solution.